Une tablette d’argile oubliée, exhumée des ruines de la cité antique de Nippur, en Mésopotamie, intrigue les chercheurs depuis plus d’un siècle. Fragmentaire, à moitié illisible, cette tablette connue sous le nom de Ni 12501 dormait dans les collections sans jamais avoir été complètement analysée. Grâce aux travaux récents de la chercheuse Jana Matuszak, ce vestige de l’époque sumérienne refait surface, livrant les fragments d’un récit mythologique fascinant : celui d’un dieu de la pluie emprisonné dans les ténèbres, et d’un renard rusé qui tente de le sauver. Une histoire étonnamment riche pour une civilisation vieille de plus de 4 000 ans, qui éclaire d’un jour nouveau la pensée religieuse et la vision du monde des Sumériens.
Une civilisation complexe au cœur de la Mésopotamie
Vers 2400 avant notre ère, la région qui correspond aujourd’hui au sud de l’Irak était le berceau d’une des premières civilisations urbaines de l’histoire humaine : Sumer. Organisée en cités-États politiquement autonomes comme Ur, Uruk, Adab ou Nippur, cette civilisation partageait pourtant des pratiques religieuses, une langue écrite (le sumérien) et un panthéon commun. Chaque ville avait sa propre divinité tutélaire : à Nippur, c’était Enlil, le dieu du vent et chef suprême du panthéon.
C’est dans ce contexte que fut rédigée la tablette Ni 12501, datée de la période dynastique IIIb. Elle a probablement été créée à Nippur, centre religieux majeur de Sumer, dans un cadre rituel ou éducatif. Pourtant, malgré sa découverte dès le XIXe siècle, cette tablette n’avait jamais fait l’objet d’une étude approfondie, en partie à cause de son mauvais état de conservation. Ce n’est que récemment qu’elle a été déchiffrée, révélant un récit mythologique singulier.
Un dieu de la pluie emprisonné dans les profondeurs
Le cœur du récit inscrit sur la tablette Ni 12501 repose sur la disparition d’un dieu secondaire mais essentiel : Ishkur, dieu de l’orage et de la pluie. Dans une région semi-aride où l’agriculture dépendait principalement de l’irrigation, les précipitations restaient rares mais précieuses. C’est dire l’importance symbolique de ce dieu dans la vision du monde sumérienne.
L’histoire commence par une scène d’abondance : des rivières peuplées de poissons, des pâturages remplis de vaches colorées, appartenant à Ishkur. Puis, brusquement, tout bascule. Ishkur est capturé et emmené dans le kur, le monde souterrain sumérien. Avec lui, ses vaches sont également enlevées. Le texte laisse entendre que des enfants naissent mais sont aussitôt engloutis par le kur, peut-être une métaphore pour la famine ou la sécheresse qui s’installe après la disparition du dieu de la pluie.
Enlil, les dieux impuissants, et le renard qui ose
Face à la disparition de son fils, Enlil convoque une assemblée des dieux pour organiser une mission de sauvetage. Mais aucun dieu ne se porte volontaire. Seul un personnage inattendu accepte : le renard. À ce jour, Ni 12501 contient la plus ancienne mention connue de cet animal en tant que figure rusée dans un récit littéraire.
Le renard s’aventure dans le monde souterrain et accepte l’hospitalité de ses habitants — nourriture et boisson — mais les cache discrètement sans les consommer. Ce geste, à la fois rusé et prudent, semble lui permettre de poursuivre sa mission sans tomber sous l’envoûtement du kur. La suite du récit est malheureusement perdue, mais les chercheurs supposent qu’il parvenait à sauver Ishkur, rendant possible son retour et le retour des pluies.
Un mythe aux résonances agricoles et cosmologiques
Au-delà de son intrigue, ce récit fragmentaire est riche de significations symboliques. Il reflète probablement un mythe de la mort et du retour du dieu de la pluie, calqué sur le cycle agricole : la disparition de la fertilité, suivie de son retour grâce à l’intervention d’un médiateur. On retrouve ici une structure narrative proche de nombreux mythes du Moyen-Orient ancien, comme ceux de Dumuzi ou d’Inanna.
La figure du renard introduit aussi un motif littéraire universel : celui du héros inattendu, rusé, qui réussit là où des êtres puissants échouent. Ce thème connaîtra une longue postérité dans les contes populaires et la mythologie mondiale.
Une porte entrouverte sur la pensée sumérienne
Bien que très partiel, ce texte apporte un éclairage unique sur la richesse de la mythologie sumérienne, souvent éclipsée par les grands récits babyloniens plus tardifs. Il montre que même les divinités mineures pouvaient faire l’objet de récits élaborés, et que les Sumériens avaient déjà élaboré des récits complexes pour expliquer les cycles naturels et sociaux qui rythmaient leur existence.
La redécouverte de Ni 12501 souligne aussi l’importance du travail patient de déchiffrement et d’analyse des tablettes mésopotamiennes. Car au-delà des fragments, c’est toute une vision du monde qui se dessine — une vision où dieux, animaux et éléments naturels sont intimement liés dans un fragile équilibre que seule la ruse ou l’intervention divine peut rétablir.