Elpistostege: le poisson qui avait des doigts



Extraits de cet article:

L’examen d’Elpistostege, fascinant poisson fossile de Miguasha, révèle que ses nageoires contenaient des doigts. Une information capitale, mais qui brouille la frontière entre poissons et vertébrés terrestres…

Une chauve-souris qui déploie ses ailes grâce à ses longs doigts filiformes. Un aye-aye, petit primate nocturne de Madagascar, qui déloge une larve dans une branche à l’aide de son majeur long et gracile. Un raton laveur qui tripote sa nourriture dans un cours d’eau avec ses petites mains griffues. Un journaliste scientifique qui tape son article sur son clavier. Sur le thème de la main, l’évolution a fourni une pléthore de variations.

Mais d’où vient-elle, cette main ? Et surtout, quand est-elle apparue ? Parfois réduite à un ou deux doigts, comme dans l’aile de l’oiseau ou la patte du cheval, ou carrément escamotée chez les serpents, elle est quand même présente dans l’histoire évolutive des reptiles, amphibiens, oiseaux et mammifères, bref de tous les vertébrés terrestres, qu’on rassemble sous l’appellation de « tétrapodes ». En fait, toutes les pattes ont un même ancêtre, avec toujours la même structure de base.

La « main » a fait son apparition quelque part durant la transition qui a vu des poissons coloniser la terre ferme. Pendant longtemps, cette transition est restée couverte d’une chape de mystère. Mais un fossile de poisson, découvert en Gaspésie, vient enfin apporter quelques bribes d’information. Son nom : Elpistostege. Sa particularité : il avait des doigts !

Trouvé en 2010 dans les fameuses falaises fossilifères du parc national de Miguasha, le fossile est celui d’un poisson prédateur qui mesurait 1,57 m de long et qui devait régner en maître dans un estuaire maintenant disparu. Sa découverte, annoncée en 2013, avait fait grand bruit, en le classant comme le poisson le plus proche des tétrapodes. Mais une récente étude, parue dans la revue Nature, révèle de plus que l’animal possédait, bien cachés dans la chair de ses nageoires, des doigts.

« Les osselets sont petits, de l’ordre du millimètre, mais leur disposition les uns par rapport aux autres saute aux yeux : ils sont organisés comme des doigts. » C’est avec fascination que Richard Cloutier raconte ce qu’il a vu dans les nageoires pectorales de «son» Elpi. Le paléontologue, professeur à l’Université du Québec à Rimouski, côtoie la bête depuis sa mise au jour par des employés du parc.

Travail de moine

Passé au tomodensitomètre, le fossile avait déjà livré une grande partie de son intimité. « Mais les nageoires représentent un défi : relativement petites, très aplaties, recouvertes de rayons, constituées d’os minuscules… Il nous a fallu une grande minutie et des astuces algorithmiques pour découvrir ce qu’elles renfermaient. » L’article, rédigé conjointement avec John Long de l’Université Flinders d’Adélaïde, en Australie, et plusieurs autres collaborateurs, est le fruit d’un travail de moine.

Pourquoi tant d’efforts ? C’est que la transition entre les poissons et les tétrapodes est l’une des plus importantes de toute l’histoire de l’évolution. Elle a permis la colonisation de la terre ferme par les vertébrés et a mené à une diversification spectaculaire des formes de vie, des amphibiens aux oiseaux en passant par les mammifères, dont les humains, sans oublier des millions d’espèces disparues comme les dinosaures. Comprendre les mécanismes subtils de cette transition est fondamental, et la transformation de la nageoire en membre est justement ce qui distingue les premiers tétrapodes de leurs ancêtres poissons.

En effet, au premier coup d’œil, les plus anciens tétrapodes connus sont peu différents des poissons qui les ont précédés. Les paléontologues en ont trouvé quelques espèces. Les plus anciens à mériter le titre, justement parce qu’ils possèdent des doigts sans équivoque, déambulaient sur Terre il y a 365 millions d’années. Les espèces fossiles Ichthyostega et Acanthostega, toutes deux de l’est du Groenland, ou encore Tulerpeton, de Russie, sont les plus vieux tétrapodes dont on dispose. Sortes de grosses salamandres, ils ont des « mains » composées d’un nombre variable de doigts, parfois jusqu’à huit (un nombre qui se fixera à cinq plus tard dans l’évolution).

De l’autre côté, les poissons fossiles qui ressemblent le plus à des tétrapodes ne sont pas légion. On compte trois espèces : Elpistostege, de Miguasha, Panderichthys, de Lettonie, et Tiktaalik, de l’Arctique canadien. Elles ont toutes pataugé dans les eaux il y a environ 375-380 millions d’années. Et toutes les trois ont des nageoires certes fortes, mais munies de rayons, comme des poissons « ordinaires ». Ensemble, elles forment le groupe des elpistostégaliens.

« Entre paléontologues, nous nous entendons sur le fait que ces elpistostégaliens ont fort probablement donné naissance aux tétrapodes, explique Richard Cloutier. Les dates coïncident, le scénario tient. Mais entre les premiers et les seconds, il y a un trou de 10 à 15 millions d’années pour lequel nous n’avons pas de fossiles. On passe d’une nageoire plutôt “poisson” à une patte très “tétrapode”. Les détails de la transition entre les deux nous manquent. On a enfin un début de réponse avec Elpistostege. »

Déjà des phalanges ?

Les examens de tomodensitométrie ont dévoilé une constellation de petits os dans la nageoire de la bête. Ils sont placés en rangées, comme les sièges d’un auditorium. Leur nombre augmente un peu d’une rangée à l’autre, à mesure qu’on s’éloigne du corps de l’animal ; un os d’une rangée s’articulant à deux os parallèles dans la rangée suivante, comme les branches d’un arbre qui se ramifient. Rien de très innovant – on trouve ce patron dans les nageoires d’autres poissons fossiles. Mais là où Elpistostege se distingue, c’est à l’extrémité de la « main ». « On a vu deux os qui étaient chacun prolongés par un os unique. L’équivalent de la première phalange de nos doigts. Ça peut paraître insignifiant, mais c’est du jamais-vu dans une nageoire fossile de cette époque », indique Richard Cloutier.

Même s’il manque encore des étapes évolutives intermédiaires, le chercheur trace des parallèles avec la patte du tétrapode Tulerpeton. Les carpes (ou os du poignet), les métacarpes (os de la paume) et la première phalange de deux doigts apparaissent à son écran. La reconstitution, en 3D, tournoie et montre dans toute sa splendeur une patte en devenir.

Selon Richard Cloutier, ce détail est suffisant pour remettre en question l’appellation « poisson » chez cet animal. « Il a les os crâniens d’un tétrapode, des caractéristiques de tétrapode sur ses vertèbres, un palais de tétrapode et maintenant des doigts. À partir de combien de détails anatomiques concordants pouvons-nous classer un animal parmi les tétrapodes ? Ma perception des choses, c’est qu’Elpistostege n’est pas un poisson très proche des tétrapodes. Il est un tétrapode », conclut le chercheur avec un sourire un peu provocateur.

Une hypothèse qui fait effectivement réagir. À Perth, en Australie, la Québécoise Catherine Boisvert, chercheuse à l’Université Curtin, a publié une étude en 2008, aussi dans la revue Nature, dans laquelle elle présentait une description de la nageoire pectorale de Panderichthys, le cousin letton d’Elpistostege. « Nos analyses au tomodensitomètre avaient permis de voir la présence de petits os à l’extrémité de la nageoire de l’animal, mais nous n’avons vu que la première rangée d’os. » Rangée que Richard Cloutier considère comme l’homologue des carpes de notre poignet.

« Mais la puissance de notre appareil à l’époque ne permettait pas une résolution aussi précise qu’aujourd’hui. Peut-être y a-t-il d’autres os plus petits au bout de ceux-ci qui nous ont échappé… Mais même s’il y en avait eu, tout repose ensuite sur l’interprétation qu’on en fait. La mosaïque de petits os d’Elpistostege peut bien contenir des protodoigts, mais dans les faits, on n’en sait rien. Il ne suffit pas de dire que des os qui s’articulent bout à bout sont des doigts pour qu’ils en soient. »

Une critique qu’elle n’est pas la seule à formuler. « Les réviseurs de notre article nous ont reproché de proposer une nouvelle définition du doigt qui nous permettait ensuite d’affirmer qu’Elpi en possédait et donc qu’il était un tétrapode, se rappelle Richard Cloutier. Mais c’est l’inverse : les nouvelles informations fournies par le fossile nous ont enfin permis de préciser ce qu’est un doigt. Il existait plusieurs définitions dans la littérature ; nous l’avons clarifiée. Il faut quand même s’entendre sur une définition si l’on veut avancer. »

À l’Université Drexel de Philadelphie, Edward Daeschler approuve. Avec Neil Shubin, de l’Université de Chicago, il est à l’origine en 2006 de la découverte et de la description du fameux Tiktaalik, l’autre cousin d’Elpi, de l’Arctique. « La définition du doigt proposée par Richard Cloutier est une très bonne définition. Une série d’os qui ne bifurquent pas, cela a le mérite d’être simple et clair. Et son interprétation des images obtenues me semble crédible. »

Il faut savoir qu’un fossile passé au tomodensitomètre ne donne pas une image nette et parfaitement contrastée. La différence de densité entre les os fossilisés, donc minéralisés, et les sédiments qui les entourent est souvent trop subtile pour l’œil. Et la compaction de tout cela n’aide en rien, surtout pour des ossements si petits. C’est pourquoi il faut l’aide de logiciels d’analyse d’image et de visualisation 3D. Mais comment être sûr qu’aucune structure n’est une « hallucination » produite par le logiciel ? « Trois personnes ont traité les données avec trois logiciels différents basés sur des algorithmes différents, sans voir ce que les autres faisaient, relate Richard Cloutier. Les résultats ont été les mêmes. »

D’où la confiance d’Edward Daeschler. « Elpistostege avait effectivement des doigts. Mais était-ce un tétrapode pour autant ? Là-dessus, mon interprétation diverge. On a encore affaire à une nageoire recouverte d’écailles, et surtout de rayons, comme un poisson. Ma définition d’un tétrapode implique la perte des rayons. Sinon, on ne peut pas parler d’un “membre”. »

Zones grises

Sachant que tous ces éléments sont enchâssés dans une nageoire, comme dans une mitaine de chair prise dans un sandwich de rayons, peut-on effectivement parler de doigts et de main ? « Pourquoi pas ? relance Richard Cloutier. Prenez la nageoire de la baleine. Même s’ils ont perdu leur indépendance et leur mobilité, les doigts sont toujours là, à l’intérieur. Faut-il lui enlever son statut de tétrapode pour autant, sachant qu’elle descend d’animaux terrestres ? Quant aux fossiles d’Acanthostega du Groenland, leurs doigts sont clairement développés, mais nous ignorons s’ils étaient libres de bouger ou s’ils étaient pris dans une “mitaine” du vivant de l’animal. Cela ne nous empêche toutefois pas de les considérer indiscutablement comme des tétrapodes… »

« Tout est une question de définitions dans notre domaine, admet Edward Daeschler. La nature se moque de l’endroit où l’on met la barrière entre les poissons et les tétrapodes. Ce sont des enfantillages de paléontologues. Elpistostege et Tiktaalik étaient des poissons dotés de nageoires charnues et de plusieurs caractéristiques de tétrapodes. Acanthostega, lui, était un tétrapode, mais il avait encore des branchies et un mode de vie très aquatique. On le voit bien, l’évolution est un continuum et les transitions, même si elles semblent rapides à l’échelle géologique, ont pris du temps. Mais les zones grises sont inconfortables et l’on aime bien mettre les choses dans des cases définies. »

« On est un peu comme les paléoanthropologues, compare Catherine Boisvert. Ils essaient depuis toujours de cibler un moment précis pour fixer l’apparition de l’espèce humaine sur la base de trop peu de fossiles. On argumente sur l’apparition des doigts chez les tétrapodes à partir d’un seul individu fossilisé. Vivement qu’on trouve davantage de fossiles d’animaux encore plus près des tétrapodes et qu’on puisse voir si ces petits os sont toujours là… et s’ils sont bel et bien les précurseurs de nos doigts ! »

Attentes futures pour bestioles du passé. Sur la question de l’apparition de la main, peut-être qu’un jour les paléontologues avanceront main dans la main.






 

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