Ce "monde perdu" révèle un nouveau chapitre de l'évolution de la vie



Extraits de l'article:

L’origine des eucaryotes, ces organismes composés de cellules complexes, est l’un des chapitres les plus déterminants de l’histoire de l’évolution de la vie. Tous les animaux, les plantes et les champignons sont des eucaryotes, donc si les cellules complexes ne s’étaient pas développées sur Terre, il n’y aurait ni poissons, ni fleurs, ni champignons, ni êtres humains.

Si les plus anciens fossiles d’eucaryotes découverts à ce jour ont environ un milliard d’années, une nouvelle étude menée sur des substances chimiques conservées dans de très vieilles roches indique que ces organismes auraient eu une préhistoire, longtemps restée secrète. En effet, d’après ces vestiges chimiques, il existait des cellules complexes il y a au moins 1,6 milliard d’années. 

Les substances chimiques preuves de l’existence de ces cellules sont les produits de la dégradation des molécules lipidiques présentes dans les membranes cellulaires. Ces molécules étaient jusqu’à présent passées inaperçues, car elles diffèrent de celles que l’on trouve dans les cellules modernes. « Elles sont extrêmement primitives », explique Benjamin Nettersheim, géochimiste à l’université de Brême, en Allemagne, et auteur de la nouvelle étude.

L’équipe de Nettersheim a décelé des traces de ces molécules lipidiques dans une série de roches anciennes, notamment dans la formation de Barney Creek en Australie. D’après leurs résultats, les eucaryotes primitifs étaient largement répandus entre il y a 1,6 milliard et 800 millions d’années, une période que les scientifiques ont qualifiée de « monde perdu » : celui de la vie complexe primitive.

« C’est une découverte majeure qui change radicalement notre façon de considérer les preuves apportées par les biomarqueurs et attestant de l’évolution des eucaryotes », déclare Emily Mitchell, chercheuse à l’université de Cambridge au Royaume-Uni, qui étudie les origines de l’évolution des animaux et qui n’a pas participé à l’étude.

L’ÉVOLUTION DES CELLULES

Les plus anciens organismes cellulaires sont les bactéries et les archées. Leurs cellules sont petites et n’ont que quelques structures internes contrairement aux cellules eucaryotes, beaucoup plus grandes et présentant diverses structures comme le noyau, qui abrite l’ADN, et les mitochondries, des organites en forme de haricot qui produisent de l’énergie. Les bactéries et les archées sont apparues il y a au moins 3,5 milliards d’années, bien avant que n’évoluent les eucaryotes. 

Bien qu’il s’agisse d’un élément clef de l’histoire de la vie, l’origine des eucaryotes reste l’un des plus grands mystères de la biologie. Ces cellules complexes semblent être apparues il y a entre un et deux milliards d’années, une période que les scientifiques ont eu du mal à délimiter avec précision. 

Le dernier ancêtre commun eucaryote (LECA), la plus ancienne espèce dont descendent tous les eucaryotes modernes, est utile pour se repérer puisque, selon les recherches génétiques, LECA aurait vécu il y a au moins 1,2 milliard d’années. Pourtant, cet organisme n’était pas le premier eucaryote.

Des eucaryotes fossiles postérieurs à LECA auraient vécu il y a environ un milliard d’années. Les plus étudiés d’entre eux sont une algue rouge multicellulaire appelée Bangiomorpha, découverte sur l’île Somerset dans le Nunavut, au Canada, et une algue verte appelée Proterocladus, originaire du nord de la Chine. Reste que ces eucaryotes primitifs ne semblaient pas être très répandus. Selon les paléontologues, ces organismes auraient commencé à se diversifier il y a 900 millions d’années seulement, et les gros animaux ne seraient apparus qu’il y a environ 570 millions d’années.

Cependant, d’autres fossiles ressemblant à des eucaryotes âgés de 1,6 ou même 1,8 milliard d’années ont été découverts. C’est le cas de Shuiyousphaeridium macroreticulatum, un organisme en forme de blob doté de courtes vrilles, retrouvé dans des formations rocheuses du nord de la Chine. Ces premiers eucaryotes semblent plus primitifs et pourraient avoir vécu avant LECA.

Déterminer comment sont apparus les eucaryotes et leur évolution à partir de fossiles aussi anciens s’est avéré une tâche ardue. C’est pourquoi Nettersheim et ses collègues sont partis à la recherche d’autres éléments de preuve pouvant les renseigner sur l’histoire des eucaryotes.

DES TRACES DE « GRAISSES » DANS LA ROCHE

Les chercheurs se sont intéressés à des substances chimiques appelées lipides, correspondant à toutes les graisses et les huiles. Ils ont plus précisément ciblé les stérols, un groupe de lipides présents dans les membranes externes des cellules eucaryotes. « Presque tous les eucaryotes produisent des stérols », explique Nettersheim. Le stérol le plus connu est probablement le cholestérol, qui joue un rôle majeur dans la biologie humaine.

Avec le temps, les stérols se décomposent en substances chimiques appelées stéranes, c’est pourquoi la présence de stéranes dans d’anciennes roches est la preuve que des eucaryotes ont habité les lieux.

On trouve de nombreux stéranes dans les roches ayant au maximum 800 millions d’années, mais aucun d’entre eux n’a été détecté dans des roches plus anciennes. À première vue, tout porte à croire que peu d’eucaryotes vivaient il y a plus de 800 millions d’années, bien que cela aille à l’encontre des preuves fossiles et génétiques.

Nettersheim et ses collègues ont décidé de voir les choses autrement. Ils sont partis de l’hypothèse que les premiers eucaryotes ne produisaient peut-être pas le même type de stérols que les eucaryotes modernes. L’équipe s’est donc intéressée aux stérols qui, aujourd’hui, ne servent que d’intermédiaires lors des mécanismes réactionnels des cellules. Selon les chercheurs, ces molécules étaient autrefois les principaux stérols utilisés par les premiers eucaryotes jusqu’à ce que des organismes plus récents soient parvenus à les convertir en molécules différentes, peut-être dotées de propriétés plus spécifiques.

« [Ces organismes] ne produisaient pas encore les mêmes lipides que les eucaryotes modernes, mais des lipides qui sont aujourd’hui des intermédiaires », explique Nettersheim.

Selon Paul Strother, paléobotaniste au Boston College, dans le Massachusetts, et qui n’a pas participé à l’étude, cette approche permet aux chercheurs d’étudier « le développement évolutif ou les précurseurs » des stérols. « Pour moi, c’est un grand pas en avant. »

L’équipe a déterminé en quelles molécules devaient se décomposer ces stérols primitifs puis a recherché ces produits de décomposition dans d’anciennes roches.

Contrairement aux stérols modernes, des vestiges de ces stérols primitifs ont été rapidement découverts dans des roches de plus de 800 millions d’années, dont notamment dans des roches vieilles de 1,1 milliard d’années issues du bassin de Taoudeni en Mauritanie et du rift de Keweenawan dans le Michigan. L’équipe en a même découvert dans la formation australienne de Barney Creek, vieille de 1,6 milliard d’années.

Selon Nettersheim, cette découverte est la solution à une énigme majeure. En effet, les données chimiques suggéraient auparavant que les eucaryotes étaient apparus tardivement, contrairement à ce qu’indiquaient les microfossiles et les données génétiques. Aujourd’hui, les données chimiques disponibles remontent plus loin dans le temps et les trois types de données s'alignent en grande partie.

« Lorsque des éléments très indépendants commencent à concorder, on dispose généralement d’un résultat très fiable », souligne Mitchell.

L'APPARITION DES ORGANISMES COMPLEXES

L’histoire réécrite est la suivante. Les eucaryotes ont commencé à évoluer il y a au moins 1,6 milliard d’années, voire peut-être deux milliards d’années. Ils utilisaient des stérols primitifs dans leurs membranes externes, mais lors d’une étape déterminante certains eucaryotes ont évolué pour utiliser les stérols actuels, et ont finalement pris le dessus il y a 800 millions d’années.

Reste que le fait de repousser l’origine des eucaryotes à au moins 1,6 milliard d’années soulève une nouvelle question : pourquoi a-t-il fallu tant de temps aux animaux, aux plantes et aux champignons complexes pour apparaître ?

Il se pourrait par exemple que les organismes multicellulaires complexes aient évolué plus tôt que ce que l’on croit. Une étude de 2019 affirme par exemple avoir trouvé des éponges fossiles, l’un des premiers groupes d’animaux, dans des roches datant d’il y a 890 millions d’années, ce qui repousserait l’origine des animaux de 350 millions d’années. Cependant, Nettersheim estime que l’on ne peut pas vraiment s’appuyer sur ces fossiles, car certains eucaryotes unicellulaires sont capables de produire des structures à l’apparence similaire.

L’équipe de Nettersheim avance plutôt l’hypothèse que les premiers eucaryotes ont dominé les écosystèmes préhistoriques et que les eucaryotes modernes n’ont pu prospérer et se diversifier qu’à partir de l’extinction de cette population antérieure. Les stérols actuels aident les eucaryotes à s’adapter à certains types de stress comme la déshydratation ou une exposition soudaine au froid, donc il se pourrait que les cellules les plus développées aient été les plus à même de survivre en cas période de stress environnemental.

Les épisodes dits « Terre boule de neige », périodes au cours desquelles le climat de la Terre s’est considérablement refroidi et a entrainé une expansion conséquente des nappes glaciaires, semblent apporter une réponse. « La Terre était potentiellement entièrement gelée ou du moins très froide », explique Nettersheim. Les épisodes de Terre boule de neige se sont produits pendant la période cryogénienne, il y a environ 720 à 635 millions d’années.

Les stérols modernes auraient ainsi pu avoir aidé certains eucaryotes à survivre pendant que les autres mouraient, et une fois la glaciation atténuée, les eucaryotes survivants pourraient s'être diversifiés en plantes et en animaux. « Nous pensons qu'il s'agit de l’une des préadaptations qui ont aidé les eucaryotes modernes à acquérir une importance écologique », explique Nettersheim.

« C’est une suggestion sensée », souligne Mitchell. « Mais je ne peux cependant ni l’affirmer ni l’infirmer. »

Strother est tout aussi prudent et souligne que nous disposons de si peu d’eucaryotes primitifs que toute nouvelle découverte pourrait bouleverser l’histoire. Selon lui, « ces paradigmes sont quelque peu fragiles ».

Ce qui semble évident, c’est que les débuts de l’histoire des eucaryotes ont été riches et complexes. Si l’évolution des stérols modernes, il y a environ 800 millions d’années, constitue un événement majeur, de nombreuses étapes importantes de l’évolution ont eu lieu auparavant. L’année dernière, Emmanuelle Javaux, de l’université de Liège en Belgique, a décrit des microfossiles d’eucaryotes âgés d’un milliard d’années en République démocratique du Congo et qui contenaient des restes de chlorophylle, preuve de la présence d’algues photosynthétiques à cette époque.

De même, en 2021, Strother et ses collègues ont décrit un autre eucaryote vieux d’un milliard d’années, appelé Bicellum brasieri, découvert dans les Highlands écossais. Ce dernier était multicellulaire et possédait qui plus est deux types de cellules : des signes précurseurs des tissus et organes des animaux et des plantes ultérieurs.

« S’il existait ce type de complexité morphologique il y a un milliard d’années, beaucoup d’autres choses ont pu se passer il y a plus de 800 millions d’années », souligne le chercheur.




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