La Dame à la licorne, cette « Joconde » du Moyen Âge : étude d’un chef-d’œuvre



Extraits de l'article:

Chef-d’œuvre de la tapisserie du XVe siècle conservé au Musée de Cluny, la tenture de La Dame à La Licorne exerce un mystérieux attrait. Sa belle couleur rouge et la luxuriance de son fond de mille-fleurs captivent l’œil tandis que les méandres de son interprétation continuent, depuis deux siècles, à faire couler l'encre.

Construite en six pièces autour de l’évocation des cinq sens, la tenture de La Dame à La Licorne est attribuée, pour ses cartons, au peintre Jean d’Ypres, membre très actif à Paris, vers 1480-1510, d’une troisième génération d’artistes polyvalents dont les œuvres étaient jusqu’alors données à divers maîtres. L’étude des armoiries de la famille d’origine lyonnaise des Le Viste a prouvé que la tenture n’avait pas été réalisée vers 1480, pour Jean IV comme on le pensait, mais, plus tard, autour de 1500, pour un cousin germain de la branche cadette, Antoine II, qui dut la commander à Arras.

Si ce contexte de création a pu être établi par des études récentes, la tenture suscite toujours des interrogations touchant sa signification symbolique et moralisante. Ceci d’autant plus que l’ordre dans lequel devaient se succéder les tapisseries n’est pas établi de façon sûre. Traditionnellement interprétée comme une mise en images d’une quête spirituelle, l’œuvre peut également être mise en relation avec des allégories courtoises tirées du Roman de la Rose (XIIIe siècle), œuvre de Guillaume de Lorris. Elle demeure un véritable monument de poésie méditative.

Le reflet d’une société

Une femme somptueusement vêtue apparaît sur les six tapisseries de la Dame à la licorne. Ses traits fins et paisibles, traités d’une manière similaire dans chacune d’entre elles, laissent supposer qu’il s’agit de la même personne, habillée et parée différemment. À quatre reprises (Le Goût, L’Odorat, L’Ouïe et Mon seul désir), elle est accompagnée d’une seconde femme, plus petite en taille, probablement une suivante. Toutefois, l’élégance des toilettes et la préciosité de ses bijoux, de même que l’attention portée à ses coiffures, montrent les limites de cette interprétation. Il s’agirait d’une demoiselle, terme utilisé au Moyen Âge pour désigner une personne de l’entourage d’une reine ou d’une princesse. Contrairement à la dame, placée au centre des compositions, la demoiselle est installée à son côté, ce qui indique le caractère secondaire de son personnage. Les silhouettes longilignes des deux femmes rappellent les canons de beauté au Moyen Âge. La superposition des robes, tantôt damassées, tantôt embellies de motifs courants sur les textiles de l’époque, telle la grenade, ainsi que les coiffures en aigrette (une mèche de cheveux relevée sur le devant de la tête) illustrent la mode en vogue vers 1500, ainsi que les bijoux – chaînes torsadées ou à maillons, pendentifs.

Mille-fleurs et jardins enchantés

Tels des jardins enchantés, les tertres figurant la terre et détachés sur le fond céleste rouge, couleur associée traditionnellement à l’action et à la volonté, sont peuplés de motifs naturalistes propres aux tapisseries dites « mille-fleurs ».  Ce terme qualifie la profusion de petites fleurs et de feuillages disposés de manière régulière sur un fond de couleur unie dans les tapisseries de la fin du XVe et du début du XVIe siècle. Des personnages et des animaux, domestiques ou sauvages, sont parfois insérés dans les compositions. C’est le cas dans les six pièces de La Dame à la licorne où apparaissent arbustes et fleurettes (pâquerettes, muguet, jasmin…), en bouquets ou plantés, et de nombreux petits animaux évoluant sur la surface rouge du tissage. Tous ces éléments donnent une unité à l’ensemble des tapisseries et leur confèrent une atmosphère familière, ces espèces étant communes au Moyen Âge. S’ils servent à habiller le fond des scènes, plantes et animaux détiennent également une portée allégorique.

Déchiffrer les symboles

La présence de des animaux, tout comme celle des œillets et des roses, induit une lecture courtoise des tapisseries, assimilant le cadre des compositions à un véritable jardin d’amour.

Dans la scène de l’Odorat, la Dame, encore très jeune, confectionne une couronne de fleurs. Le singe humant une fleur pourrait désigner l’action privée de conscience et ignorante des dualités – illusions et réalités, erreurs et vérités, bien et mal – propres à la perception humaine.

Dans la tapisserie du Goût, la noble dame, d’une grande jeunesse, s’apprête à donner une dragée à un perroquet. Encadrant la scène, une licorne, animal légendaire symbole de l’Incarnation chrétienne et de l’amour mystique inaccessible, figure ici cabrée en fixant le spectateur, tandis que le lion qui lui fait face se dresse avidement vers la dame. Le singe mangeant un fruit pourrait évoquer le péché originel, mais aussi un certain exotisme, sans connotation négative.

L’omniprésence du lapin (on en dénombre trente-quatre sur les six tapisseries !) évoque la chasse et la reproduction là où le chien, fidèle compagnon de l’homme, incarne le foyer conjugal.
Dans la scène du Toucher, lion, licorne et petits animaux semblent partager la même paix, de même que le léopard blanc fièrement campé dans le ciel et dont le riche collier pourrait afficher son bonheur d’appartenir à un monde humain ouvert à la transcendance.

Présents dans les six scènes avec des expressions et des rôles différents, le lion et la licorne portent des bannières, étendards, capes, targes et écus aux armes à trois croissants de la famille Le Viste. Riches d’allusions aux luttes d’ici-bas, animaux et supports d’armoiries participent davantage au symbolisme de la tenture qu’ils n’exaltent un lignage familial, au surplus de noblesse récente. Dans la scène du Toucher, la Dame, empreinte de majesté, tient d’une main la bannière et, de l’autre, la corne de la licorne, subjuguée, comme pour signifier l’union victorieuse des forces terrestres avec celles de l’esprit.

Mon seul désir : une mystérieuse allégorie

Mon seul désir occupe une place importante dans la compréhension de la tenture. Elle seule présente un pavillon, maintenu ouvert par le lion et la licorne. Contrairement aux cinq autres pièces, elle ne désigne pas l’un des sens physiques. À quoi donc fait référence ce seul désir ? Deux hypothèses sont principalement évoquées.

La première s’appuie sur la conception platonicienne selon laquelle pour accéder à la connaissance, état suprême de sa condition, l’homme dispose de cinq sens menant à un sixième appelé l’entendement, l’intellect. Chez Platon, les cinq sens sont guidés par le désir, puissance organisatrice visant à rechercher la perfectibilité des choses pour atteindre la connaissance, le vrai, l’intelligence. Ainsi, dans chacune des autres tapisseries, le sens participe à l’acquisition de la connaissance.

Dans Le Toucher, par exemple, la dame tient la corne de la licorne dont, selon le Physiologos, traité d’histoire naturelle antique décrivant des animaux réels ou imaginaires, les vertus prophylactiques symbolisent celles du Christ incarné. La dame aurait donc accès, par son propre corps, au spirituel. Dans cette perspective, Mon seul désir synthétise la recherche du savoir par les sens.

La seconde hypothèse, qui s’appuie notamment sur Moralité du cœur et des cinq sens de Jean de Gerson (1402), assimile le sixième sens au « cuer » (le cœur). Celui-ci se place au sommet d’une hiérarchie des sens décrite dans la littérature médiévale, allant du plus matériel au spirituel. Contrairement aux autres organes, qui donnent lieu à une expérience sensible du monde extérieur, le cœur serait un sens interne permettant de se recentrer sur soi. Cette « intimité du corps », définie par le philosophe Michel Serres, serait selon lui symbolisée par la représentation d’un intérieur, la tente.



 

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