L'importance des pères

Qu'est-ce qui nous différencie des autres primates?

Il y a plusieurs réponses, bien entendu, mais l'une d'entre elles nous est fournie par Anna Machin, une anthropologue évolutionniste qui a publié un fascinant article sur le site Aeon. En voici quelques extraits traduits en français:

Ce qui nous sépare des autres singes est une question qui, à tort ou à raison, distrait périodiquement les anthropologues. Leurs discussions portent généralement sur la langue, l’utilisation des outils, la créativité ou notre remarquable capacité d’innovation. 

(...) Cependant, il y a un aspect du comportement humain qui nous est propre mais qui est rarement au centre de ces discussions. (...) jusqu'à il y a 10 ans, nous avions négligé d'essayer de comprendre ce trait, en raison de l'hypothèse erronée selon laquelle il n'avait aucune importance - alors qu'en fait, il était indispensable. Ce trait est la paternité humaine, et le fait qu’on ne l’évoque pas tout de suite est symptomatique de la négligence accablante de ce rôle-clé de notre société.

Quand j’ai commencé à faire des recherches sur les pères il y a 10 ans, je croyais qu'ils contribuaient peu à la vie de leurs enfants et encore moins à notre société, et que tout comportement parental que pourrait manifester un homme était le résultat d’un apprentissage plutôt que de toute compétence paternelle innée. Les histoires de pères dans les médias se sont concentrées sur leur absence et sur les conséquences de cela pour notre société en termes de comportement antisocial et de toxicomanie, en particulier chez les fils. On ne reconnaissait pas que la majorité des hommes (...) sont investis dans la vie de leurs enfants. On prenait pour acquis que les pères ne développaient pas des liens aussi profonds que ceux que la mère entretient avec leurs enfants, car leur rôle était limité à celui de parent secondaire (...). Cette fermeture et ces généralisations dans la littérature scientifique étaient vraiment choquantes. En tant qu’anthropologue, j’ai eu du mal à accepter cette représentation pour deux raisons.

En premier lieu, en tant que primatologue (...), je savais que les pères qui restaient dans les parages plutôt que de déserter dès que la copulation est terminée sont extrêmement rares dans le monde des primates. Ce comportement se limite à quelques espèces de singes et est complètement absent chez les grands singes, à l'exception des humains. En effet, nous faisons partie des 5% de mammifères qui ont un père qui s'investit auprès des enfants. Je savais que (...) la paternité humaine (...) n'aurait pu voir le jour si l'investissement des pères dans leurs enfants n'était pas vital pour la survie de notre espèce.

Deuxièmement, en tant qu’anthropologue (...), j’ai eu la surprise d’apprendre que nous avions passé très peu de temps à placer cette figure-clé sous le microscope de notre analyse. Ethnographe après ethnographe s'est concentré sur la famille et le rôle de la mère (...), mais très rarement papa a-t-il fait l'objet d'une observation particulière. (...) je me suis lancée dans un programme de recherche basé sur deux questions très larges et ouvertes: qui est le père humain et à quoi sert-il?

Pour comprendre le rôle du père, nous devons d’abord comprendre pourquoi il a évolué chez notre espèce de singe et non chez les autres. (...) Comme tous les parents le savent, les bébés humains sont extrêmement dépendants à la naissance. Cela est dû à la combinaison d'un canal de naissance rétréci - conséquence de notre bipédie - et de nos cerveaux exceptionnellement gros, qui sont six fois plus grands qu'ils ne le devraient pour un mammifère de notre taille.

Cela a signifié que, pour assurer la survie de la mère et du bébé et la pérennité de notre espèce, nous avons évolué vers une période de gestation raccourcie, permettant à la tête de passer en toute sécurité dans le canal génital. La conséquence de ceci est que nos bébés naissent bien avant que leur cerveau ne soit complètement développé. Mais cet investissement réduit dans l’utérus n’a pas conduit à une augmentation de la période d’investissement maternel après la naissance. Au contraire, la période minimale de lactation nécessaire à la survie d'un enfant est considérablement réduite; l'âge au sevrage d'un nourrisson peut être aussi jeune que trois ou quatre mois. Il s'agit d'un contraste frappant avec les cinq années d'allaitement chez le chimpanzé. Pourquoi est-ce le cas?

Si nous, en tant qu'espèce, suivions la trajectoire du chimpanzé, l'intervalle entre les naissances (le temps entre la naissance d'un bébé et le suivant) aurait été si long, si complexe et si énergivore qu'il aurait été impossible de maintenir et encore moins d'augmenter notre population. Ainsi, l'évolution a favorisé les membres de notre espèce qui pourraient sevrer leurs bébés plus tôt et revenir à la reproduction plus rapidement (...) ces changements (...) ont conduit à une nouvelle étape de l'histoire de la vie, l'enfance, et à l'apparition d'une étape exclusivement humaine: celle du tout-petit (toddler).

(...) Chez la plupart des espèces, y compris tous les primates, à l'exception de nous-mêmes, il y a trois étapes distinctes de la vie: nourrisson, juvénile et adulte. Le nourrisson est le moment de la naissance au sevrage, le juvénile va du sevrage à la maturité sexuelle et l'adulte est de la maturité sexuelle à la mort. Mais les êtres humains présentent cinq étapes de la vie: nourrisson, tout-petit, juvénile, adolescent et adulte.

Le stade du tout-petit (toddler) dure du sevrage au moment de l'indépendance alimentaire. En tant qu'humains, nous sevrons nos bébés du lait relativement tôt, avant qu'ils soient capables de trouver et de transformer des aliments par eux-mêmes. En conséquence, une fois sevrés, ils ont encore besoin d'un adulte pour les nourrir jusqu'à ce qu'ils soient capables de le faire eux-mêmes, ce qui leur permet de devenir juvéniles.

Donc, maman met au monde ses bébés tôt et investit moins de temps pour les allaiter. Cela signifie sûrement une victoire énergique pour elle? Mais puisque la lactation empêche toute nouvelle conception, une fois que celle-ci est terminée, maman redevient rapidement enceinte, investissant plus de sa précieuse énergie dans le prochain fœtus affamé. Elle n'aurait ni le temps ni l'énergie pour s'engager à trouver, transformer et nourrir son tout-petit qui se développe rapidement.

À ce stade, elle a besoin d'aide. Lorsque ces problèmes cruciaux pour la survie sont apparus il y a environ 800 000 ans, (...) elle se serait tournée vers sa mère, sa soeur, sa tante, sa grand-mère et même des filles plus âgées pour l'aider. Mais pourquoi ne pas demander à papa? La coopération entre individus de même sexe évolue généralement avant celle entre individus de sexes différents, même si cet individu de sexe opposé est papa. (...) De plus, il doit être davantage bénéfique pour les gènes de papa qu'il renonce à une vie avec de multiples femelles pour se concentrer exclusivement sur la progéniture d'une seule femme. 

(...) Il y a 500 000 ans, le cerveau de nos ancêtres a fait un autre bond en avant considérable, et tout à coup, compter uniquement sur l'aide de femmes ne suffisait plus. Ce nouveau cerveau était plus énergivore que jamais. Les bébés sont nés encore plus impuissants et la nourriture (la viande) désormais nécessaire pour alimenter nos cerveaux, était encore plus compliquée à attraper et à transformer qu'auparavant. Maman avait besoin de chercher au-delà de ses parentes féminines pour quelqu'un d'autre. Quelqu'un qui était aussi génétiquement investi dans son enfant qu'elle. C'était, bien sûr, papa.

(...) la menace à la survie de son enfant, et donc à son patrimoine génétique, était telle que, dans l’ensemble, il était logique pour papa de rester. Papa a été incité à s'engager avec une seule femme et une seule famille tout en refusant les accouplements potentiels avec d'autres femmes, où sa paternité était moins bien assurée.

À mesure que le temps passait et que la complexité de la vie humaine augmentait, une autre étape de la vie humaine évoluait: l'adolescence. C'était une période d'apprentissage et d'exploration avant que les distractions qui accompagnent la maturité sexuelle commencent à émerger. Avec cet individu, les pères ont vraiment pris leur envol. En effet, il y avait beaucoup à apprendre à un adolescent sur les règles de coopération, les compétences de la chasse, la production d'outils et la connaissance de l'écosystème et de ses habitants. Les mères, toujours concentrées sur la production du prochain enfant, étaient limitées dans la quantité d'expérience de vie pratique qu'elles pourraient offrir à leurs adolescents. C'est donc papa qui est devenu l'enseignant.

Cette observation est toujours valable de nos jours pour les pères sur lesquels mes collègues et moi-même effectuons des recherches à travers le monde. Dans toutes les cultures, quel que soit leur modèle économique, les pères enseignent à leurs enfants les compétences essentielles pour survivre dans leur environnement. Au Kenya, dans la tribu des Kipsigis, les pères enseignent à leurs fils les aspects pratiques et économiques de la culture du thé. Dès l'âge de neuf ou dix ans, les garçons sont amenés dans les champs pour acquérir les compétences pratiques nécessaires à la production d'une culture viable, mais ils ont également le droit (...) de rejoindre leur père lors d'événements sociaux réservés aux hommes. 

(...) les enfants des deux sexes de la tribu Aka rejoignent leurs pères dans la chasse au filet qui se déroule quotidiennement dans les forêts de la République démocratique du Congo. Les hommes Aka sont sans doute les pères les plus expérimentés au monde, passant près de la moitié de leur temps au contact de leurs enfants. Cela leur permet de transmettre les techniques complexes de traque et de capture de la chasse au filet, et enseigne également aux fils leur rôle en tant que co-parent pour tout futur enfant.

En Occident aussi, les pères sont des sources d’éducation essentielles. Dans mon livre, (...) je soutiens que les pères abordent leur rôle de multiples façons en fonction de leur environnement mais que, si nous les regardons de près, tous remplissent ce rôle d'enseignant. Ainsi, (...) les pères occidentaux (...) transmettent nombre de compétences sociales nécessaires pour réussir dans notre monde capitaliste concurrentiel. 

Les pères sont tellement indispensables pour la survie de nos enfants et de notre espèce que l'évolution n'a rien laissé au hasard. Comme les mères, les pères ont été façonnés biologiquement et psychologiquement pour être parents. Nous ne pouvons plus dire que la maternité est instinctive alors que la paternité s’apprend.

Les changements hormonaux et cérébraux observés chez les nouvelles mères se répercutent chez les pères. Des réductions irréversibles de la testostérone et des modifications des niveaux d'oxytocine préparent un homme à être un père sensible et attentif, à l'écoute des besoins de son enfant et prêt à nouer des liens - et à être moins motivé par la recherche d'un nouvelle conjointe. À mesure que la testostérone baisse, la récompense de la dopamine augmente. Cela signifie qu'il reçoit la plus belle des récompenses neurochimiques lorsqu'il interagit avec son enfant. Sa structure cérébrale se modifie dans les régions essentielles à la parentalité. Au sein de l'ancien noyau limbique du cerveau, les régions liées à l'affection, au soutien et à la détection de la menace voient une augmentation de la matière grise et blanche. De même, la connectivité et le grand nombre de neurones sont renforcés par les zones cognitives supérieures du néocortex qui favorisent l'empathie, la résolution de problèmes et la planification.

Mais surtout, papa n’a pas évolué pour devenir le miroir de maman, une mère de sexe masculin pour ainsi dire. L'évolution déteste la redondance et ne sélectionnera pas de rôles qui se dupliquent si un type d'individu peut remplir ce rôle seul. Le rôle du père a plutôt évolué pour compléter celui de maman.

Cela ne peut être plus clair que dans la structure neuronale du cerveau lui-même. (...) la psychologue israélienne Shir Atzil a exploré les similitudes et les différences d'activité cérébrale entre les mères et les pères lorsqu'ils visionnaient des vidéos de leurs enfants. Elle a constaté que les deux parents semblaient avoir la même intention de comprendre les besoins affectifs et pratiques de leur enfant. Pour les deux parents, des pics d'activité ont été observés dans les zones du cerveau liées à l'empathie. Mais au-delà, les différences entre les parents étaient frappantes.

Les pics d’activité de la mère ont été observés dans la région limbique de son cerveau, l’ancien noyau lié à la détection de l’affection et du risque. Les pics du père se trouvaient dans le néocortex et en particulier dans les domaines liés à la planification, à la résolution de problèmes et à la cognition sociale. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait eu aucune activité dans la zone limbique pour papa et dans le néocortex pour maman, mais les zones du cerveau où l'activité la plus active a été enregistrée étaient nettement différentes, reflétant les différents rôles de développement que chaque parent a évolué pour adopter. 

(...) Les pères et leurs enfants ont évolué pour adopter entre eux un comportement crucial en matière de développement: le chamaillage. C'est une forme de jeu que nous reconnaissons tous. C'est très physique avec beaucoup de lançage en l'air, de sauts et de chatouillage, accompagnés de cris et de rires. C’est crucial pour le lien père-enfant et pour le développement de l’enfant pour deux raisons: premièrement, la nature exubérante et extrême de ce comportement permet aux pères de créer rapidement un lien avec leurs enfants; il s'agit d'un moyen efficace d'obtenir les résultats neurochimiques nécessaires pour créer un lien solide, crucial dans nos vies occidentales (...) Deuxièmement, en raison de la nature réciproque du jeu et de ses risques inhérents, il commence à apprendre à l'enfant la nature réciproque des relations et à lui apprendre à juger et à gérer le risque de manière appropriée. Dès leur plus jeune âge, les pères enseignent à leurs enfants ces leçons de vie cruciales.

Et comment savons-nous que les pères et les enfants préfèrent se chamailler plutôt que d'avoir, par exemple, un gros câlin? Parce que l'analyse hormonale a montré que, lorsqu'il s'agit d'interagir, les pères et les enfants obtiennent leur maximum d'ocytocine, ce qui indique une récompense accrue en jouant ensemble. Le pic correspondant pour les mères et les bébés est quand ils sont affectueux. Donc, encore une fois, l'évolution a préparé les pères et les enfants à adopter ensemble ce comportement important pour le développement.

(...) De même, l'attachement d'un père à son enfant a évolué pour devenir fondamentalement différent de celui d'une mère. (...)  l'attachement entre une mère et son enfant est mieux décrit comme une exclusivité, une dyade intérieure basée sur l'affection et les soins. En revanche, l’attachement d’un père à son enfant comporte des éléments d’affection et de soin, mais il repose sur le défi.

Cette différence cruciale amène un père à ouvrir ses enfants vers le monde extérieur, les encourageant à rencontrer d'autres humains, à nouer des relations et à réussir dans le monde. (...) Ce sont les pères qui favorisent l’adoption de comportements sociaux appropriés et renforcent le sentiment de valeur d’un enfant.

(...) nous devons changer les conversations que nous avons sur les pères. Oui, certains pères sont absents, de même que certaines mères, et certains pourraient être les caricatures ineptes que nous montrent les publicités ou les dessins animés, des personnages qui ont du mal à utiliser une machine à laver ou à s'occuper du bébé tout seul. Mais la majorité des pères ne sont pas comme ça. Nous devons élargir notre définition du père pour englober tous les pères qui s'investissent dans le développement affectif, physique et intellectuel de leurs enfants (...) Nous devons discuter des pères qui sont entraîneurs de football, qui lisent des histoires avant le coucher, qui retrouvent des chaussettes juste avant le départ pour l'école et qui effraient les monstres nocturnes. Ce sont eux qui encouragent la résilience mentale de leurs enfants et qui préparent leur entrée dans notre monde social de plus en plus complexe. 

(...) Les fils d’aujourd’hui qui voient leur père comme un égal à leur mère à la maison suivront ce modèle quand ils deviendront eux-mêmes parents. Cela conduit à un changement de culture. (...) En outre, le rôle particulier du père dans la préparation de son enfant pour qu'il fasse son entrée dans le monde extérieur en façonnant le développement affectif et comportemental, en enseignant les règles du comportement social et du langage, en aidant à renforcer la résilience mentale lorsqu'on fait face aux risques, en faisant face aux défis et en surmontant les échecs , est sans doute plus important que jamais (...)

Les hommes ont évolué pour devenir des membres égaux mais fondamentalement différents de l’équipe parentale. En ne reconnaissant pas qui ils sont ou en ne soutenant pas ce qu'ils font, passons à côté de quelque chose de fondamental. Environ 80% des hommes aspirent à devenir pères. Je crois qu'il est temps que nous fassions l'effort de savoir qui ils sont vraiment.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire